Quand l’opposition au monopole capitaliste devient "délit de rébellion" : Les prisonniers politiques en Colombie entre torture et invisibilisation
Par Azalea Robles, traduction Pascale Cognet
En Colombie, des milliers d’hommes et de femmes sont condamnés pour « délit de rébellion » -inscrit dans le code pénal - et aussi condamnés en vertu de son extension plus arbitraire, le crime de « terrorisme » [1], une catégorie qui englobe tout ce qui peut gêner l’État colombien et le grand capital d’un pays spolié qui tente d’étouffer le mécontentement social par l’extermination et l’incarcération.
Sur les 9500 prisonniers politiques de l’État colombien, on estime que près de 90% sont des civils incarcérés à cause de leur activité politique, leur pensée critique et leur opposition aux politiques de destruction de l’environnement : syndicalistes, défenseurs de l’environnement, enseignants, dirigeants paysans, universitaires critiques, avocats, médecins, défenseurs des droits humains…même les artistes font l’objet de persécutions politiques. Les montages judiciaires avec des témoins payés et des preuves falsifiées sorties « d’ordinateurs magiques » , sont manigancés de façon systématique contre les victimes de persécutions : les agissements illégaux de l’establishment militaire et de ses témoins préparés dans les bureaux de l’armée [2] sont avalisés par l’appareil judiciaire de façon scandaleuse tout en s’articulant avec des lois criminalisant la protestation : l’appareil judiciaire est utilisé comme arme de guerre contre la population, afin de démanteler l’organisation sociale et empêcher toute pensée critique.
Par ailleurs, tout le monde sait qu’en Colombie un conflit social, politique et armé fait rage et que, dans ce cadre, les insurgés capturés par l’État sont des prisonniers politiques de guerre, parce que leurs revendications sont éminemment politiques et parce qu’il y a une guerre. Mais l’État colombien essaie de cacher le soleil avec un doigt.
L’existence de milliers de prisonniers politiques est la preuve tangible de la réalité d’une guerre répressive déclenchée par l’État colombien contre la revendication sociale ; par conséquent l’exigence de liberté pour les prisonniers politiques est la colonne vertébrale de la construction d’une véritable paix avec justice sociale.
En Colombie, l’expression du capitalisme est à son paroxysme : la terreur corrélative au pillage des ressources au bénéfice du grand capital s’applique de la façon la plus dure contre la population, avec pour objectif le déplacement d’un nombre énorme de personnes des zones convoitées et l’élimination des revendications. On compte plus de 5,4 millions de personnes spoliées de leurs biens et déplacées de leurs terres. Les multinationales et les latifundiaires accaparent les terres volées et légalisent actuellement les titres de propriété sur la base d’artifices astucieux favorisés par la loi de Santos relative à la terre qui légalise les spoliations, comme le dénoncent si bien les communautés. Au moment où le capitalisme mondial approfondit à l’extrême les contradictions entre l’accumulation capitaliste et la survie de l’espèce, les stratégies répressives menées en Colombie sont également destinées à être appliquées dans la région, ce qui donne une raison supplémentaire-en dehors des raisons éthiques- pour se solidariser avec le peuple colombien.
TORTURES : l’assassinat de proches comme forme de torture*
Il y a beaucoup à dénoncer sur les tortures. Les aberrations commises contre les prisonniers politiques se surpassent dans l’horreur et sont perpétrées sous couvert d’ostracisme et d’invisibilisation* : c’est pour cela que la solidarité avec les prisonniers politiques doit être envisagée comme une priorité sociale. Il y a des prisonniers qui passent des années reclus dans des cachots [3], avec passages à tabac, humiliations, tortures physiques et psychologiques ; certains prisonniers sont conduits à la mort parce qu’on leur refuse l’assistance médicale [4], il y a des prisonniers aveugles et sans bras, amputés, des malades en phase terminale qui subissent une torture permanente parce qu’on leur refuse même les traitements contre la douleur et qu’on les enferme dans des blocs bourrés de paramilitaires alors qu’ils sont totalement sans défense. Le cas du prisonnier politique Oscar Elias Tordecilla est particulièrement révélateur, il a les deux bras amputés, en plus d’être devenu aveugle faute d’assistance médicale indispensable, il a été emprisonné dans un état limite, placé intentionnellement dans un centre pénitencier sans prisonniers politiques, dans un pavillon rempli de paramilitaires en violation de la règlementation de la médecine légale et du droit humanitaire international[5]. Il y a aussi plusieurs prisonniers politiques et de guerre qui ont vécu l’assassinat de leurs proches parce qu’ils ont refusé de jouer le rôle de faux « témoins » pour la police dans des montages judiciaires contre des leaders paysans, syndicalistes et militants d’organisations sociales. Le cas du prisonnier politique Carlos Iván Orjuela illustre ce drame. Carlos Iván a subi des pressions de la part de la section de la police judiciaire et d’enquête (SIJIN) pour qu’il témoigne contre des leaders paysans du Magdalena Medio (département colombien). Devant son refus de collaborer à des montages judiciaires, la police a fait disparaître et assassiner son frère cadet, puis avec un montage judiciaire a emprisonné une proche qui s’occupait de son fils tout en menaçant d’assassiner aussi l’enfant de six ans. Le Comité de Solidarité avec les Prisonniers Politiques dénonce :
« il a été mis sous pression pour collaborer, sinon il le paierait cher’(…) l’agent de la SIJIN Juan Carlos Torres a proféré des menaces de montages judiciaires à l’encontre de sa famille et a menacé directement son fils en disant que « bientôt la nuit allait tomber mais le jour n’allait plus se lever» pour lui. Il lui donna un délai pour qu’il devienne un des si nombreux témoins à solde qui grouillent dans le système judiciaire colombien ».[6] Aux menaces ont succédé des crimes plus graves: « la disparition forcée et l’homicide du frère cadet du prisonnier politique (..) La capture de María Yolanda Cañón, proche chargée de s’occuper de son fils. Le prisonnier politique a entrepris d’appeler sur le portable de María Yolanda, mais ce fut l’agent de la SIJIN Celis Torres qui répondit, en se moquant de lui et en le prévenant que s’il persistait à refuser de collaborer ils continueraient (…), textuellement :’je vous ai dit de collaborer et vous n’avez pas voulu collaborer et alors le parquet avait déjà un petit paquet ([un dossier monté de toutes pièces, NdT] et c’est moi qui ai eu la tâche de la capturer et d’ailleurs j’ai en réserve d’autres petits paquets» Le CSPP ( Comité de solidarité avec lesprisonniers politiques) dénonce les « agissements illégaux et vengeurs des membres de la police judiciaire pour obtenir des « résultats » au mépris des droits humains et du droit humanitaire international. Pratiques s’inscrivant dans une politique qui a eu pour résultat les exécutions extrajudiciaires connues sous le nom de «faux positifs» et la judiciarisation massive d’une population civile innocente, arrêtée au cours des fameuses «rafles massives»..
NOTES:
Ce texte bref est une modeste contribution –à la demande des lecteurs- sur la thématique des prisonniers politiques en Colombie ; je recommande aux lecteurs de lire mon enquête sur ce thème, qui est en 5 parties, dont 4 ont déjà été publiées à la date du 16 mai 2012. La cinquième partie est une enquête plus approfondie sur la torture dans les prisons colombiennes et sera publiée en juin 2012. Une traduction française de ce dossier est en cours.
Les parties déjà publiées au 20 mai 2012 de ce dossier sont (disponibles en español et prochaînement disponibles en français) :
Dossier : La Colombie et ses milliers de prisonniers politiques réduits au silence
III- Séquestration carcérale, montages judiciaires, ’cyber-cafés de la jungle’ et persécutions politiques au-delà des frontières
V- A paraître, enquête approfondie sur la torture dans les prisons colombiennes
[1] Des milliers d’hommes de femmes condamnés pour « délit de rébellion » : »(…) Existence du délit politique qui est reconnu également par la législation pénale colombienne, la Constitution Nationale et les traités internationaux ratifiés par l’État colombien. Nous ne comprenons pas comment les représentants de l’établissement prétendent ignorer la réalité que vit le pays, et la législation nationale et internationale qu’ils disent défendre. »http://www.traspaslosmuros.net/node/748
Rapport Perspective en point de fuite : « La stratégie utilisée contre les prisonniers politiques consiste à les juger pour rébellion et à y ajouter les charges de terrorisme, narcotrafic et association criminelle à buts terroristes dans l’objectif clair de leur enlever le statut politique, y compris en facilitant leur extradition. »http://issuu.com/traspasalosmuros/docs/traspasalosmuros
(2)L’avocat défenseur du journaliste Joaquín Pérez Becerra lance un appel à la solidarité, à quelques jours du procès politique.
« Les informateurs payés par l’État sont instruits dans les bureaux du renseignement militaire » http://www.rebelion.org/noticia.php?id144172
(3) « Il est de notoriété publique que nous les prisonniers politiques et de guerre, et en général la population carcérale, qui s’élève à plus de 130.000 personnes, nous vivons dans des conditions infrahumaines et on bafoue constamment nos droits humains, les procès auxquels nous avons droit, le droit à la santé, la dignité humaine, etc…Quasi systématiquement, nous sommes confinés dans des centres de réclusions éloignés de nos familles, on nous isole dans des blocs punitifs, on nous condamne à une vie de torture et dans la pratique on nous impose des chaînes permanentes, comme c’est le cas pour le camarade Jorge Augusto BERNAL, membres des FARC-EP, fait prisonnier par l’État il y a 17 ans, il est resté au cachot pendant 8 années, dont 4 dans la prison de La Tramacúa de Valledupar, sans eau, avec des températures de 40 °, sans accès aux soins médicaux(…) C’est un cas parmi tant d’autres prisonniers politiques qui ont été condamnés à de véritables perpétuités avec des peines allant de 40 à 6O années et plus. On voit aussi des cas de torture, comme c’est le cas du camarade Diomedes Meneses CARVAJALINO, en chaise roulante, paraplégique suite aux tortures, et qui, même s’il remplissait les conditions exigées pour la remise en liberté conditionnelle, se l’est vu refuser illégalement(…) Face à l’isolement et aux punitions, et après des processus de déroutement moral, on nous incite à nous démobiliser et à renier nos principes et notre organisation, comme c’est le cas pour le camarade Bernardo Mosquera MACHADO , emprisonné dans un cachot, avec des problèmes respiratoires et cardiaques, âgé de 67 ans, et face à ses problèmes l’unique réponse donnée par l’INPEC (Instituto Nacional Penitenciario y Carcelario :Institut National Pénitentiaire et Carcéral) et le gouvernement a été une visite au cours de laquelle des délégués du gouvernement l’ont encouragé à se démobiliser et à trahir sa cause, en échange de quelques bénéfices juridiques.(…)C’est sur ces cas parmi tant d’autres que les autorités responsables de la protection des droits humains et les organisations de la communauté nationale et internationale doivent mener des investigations. » http://www.traspasalosmuros.net/node/748
[4] Prisons dans lesquelles décèdent à une fréquence scandaleuse les prisonniers politiques et de guerre. Mars 2012 : Des prisonniers politiques à qui on a diagnostiqué un cancer ne reçoivent toujours pas de soins médicaux : http://www.comitedesolidaridad.com/index.php?option=com_content&view=article&id=681:fcspp&catid=32:acciones-urgentes&Itemid=68
Témoignage de la fille d’Arcesio Lemus, prisonnier politique assassiné par l’Etat en 2010 ; Les prisonniers politiques sont torturés et de fait condamnés à mort, par refus d’assistance médicale. http://www. rebelion .org/noticia.php ?id=145983
Janvier 2012 : « Les cas d’assassinats de prisonniers politiques sont en augmentation »http://rebelion.org/noticia.php ?id=143800
« La peine de mort n’a pas été adoptée pour que l’INPEC nous l’applique aussi lentement et de façon si douloureuse » Un autre prisonnier décède dans une prison colombienne par refus d’assistance médicale, janvier 2012 :http://www.rebelion.org/noticia.php ?id=142756
Avril 2011 : Des prisonniers politiques décèdent par refus d’assistance médicale :http://www.rebelion.org/noticia.php ?id=127100
[5] Le prisonnier politique, Oscar Elías Tordecilla, amputés des deux bras, en plus devenu aveugle par refus d’assistance médicale nécessaire, et emprisonné dans une situation extrême, placé intentionnellement dans un centre pénitencier sans prisonniers politiques, avec des paramilitaires, en violation de la réglementation de la Médecine légale et du DIH. Bien qu’un juge ait demandé l’assignation à résidence, le prisonnier politique Oscar Elias Tordecilla non voyant et amputés des deux bras, est toujours emprisonné dans une situation extrême. http://www.rebelion.org/noticia.php?id=105346
[6] Les crimes d’État contre les proches sont utilisés comme moyen de torture et de chantage contre les prisonniers politiques, si les prisonniers n’acceptent pas de devenir des informateurs, ou pour passer sous silence les dénonciations. On assassine le frère aîné du prisonnier politique Carlos Iván Peña Orjuela et la police menace son fils âgé de 6 ans.http://www.rebelion.org/noticia.php ?id=102342
« L’agent de la SIJIN Juan Carlos Celis Torres a proféré des menaces de montages judiciaires contre sa famille et a menacé directement son fils(…) Il lui a donné un délai pour devenir un témoin à solde parmi tant d’autres de ceux qui grouillent dans le système judiciaire colombien » Après les menaces : « la disparition forcée et l’homicide du frère cadet du détenu politique(…) la capture de María Yolanda Cañón, proche en charge de son fils ».
L’enfant Alida Teresa, fille de prisonnier politique, violée et assassinée par des paramilitaires, en toute impunité en 2012
http://www.kaosenlared.net/noticia/desaparicion-familiares-tortura-contra-presos-politicos-alto-estado-ge En liberté, cinq paysans de Santander et la parente de Carlos Iván Peña Orjuela, Yolanda Cañón, victimes de montage judiciaire : ils ont passé 7 mois en prison avec des faux témoins, les uns pour leur activité dans l’organisation paysanne, et Yolanda Cañón comme moyen de représailles contre le prisonnier politique Peña Orjuela à cause de son refus de jouer le rôle de faux témoin dans les montages judiciaires de la police SIJIN.http://www.sinaltrainal.org/index.php?option=com_content&task=view&id=1969&Itemid=48
Octobre 2011 les prisonniers politiques de Palogordo en grève de la faim ont exigé l’assistance médicale pour le prisonnier politique Peña Orjuela http://www.sinaltrainal.org/index.php?option=com_content&task=view&id=1969&Itemid=48
Traduit par Pascale Cognet, La Pluma et Tlaxcala
Article original: http://www.azalearobles.blogspot.com.es/2012/05/presos-politicos-entre-torturas-e.html
Article original sur La Pluma: Delito de rebelión' por oponerse al monopolio capitalista: Presos Políticos, entre torturas e invisibilización*